Mis à jour le 26 décembre 2023Les fragilités, Physique

Santé au travail : passer de la pénibilité à la soutenabilité

Dans le cadre du projet de médiation scientifique "Que sait-on du travail ?", lancé en mai dernier par le Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques (Liepp) de Sciences Po, en collaboration avec "Le Monde", l'ergonome Catherine Delgoulet nous invite à explorer des voies novatrices pour promouvoir la soutenabilité du travail, avec un accent particulier sur la transmission.

Une approche nouvelle

Le texte de Catherine Delgoulet souligne que l’épuisement professionnel lié au vieillissement démographique n’est pas une fatalité. En tant que professeure au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam, Paris) et titulaire de la chaire Ergonomie, elle dirige depuis 2019 un groupement d’intérêt scientifique, le Centre de recherche sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (GIS-Creapt). Ses travaux, contextualisés dans un paysage de vieillissement démographique et de transformations significatives du travail, éclairent les conditions nécessaires à la construction de la santé à tous les âges, favorisant la conception de systèmes de travail et de formation soutenables.

Les débats sociaux récurrents autour de la pénibilité au travail ont été ravivés par les réformes des retraites et du travail. Ces débats soulèvent des enjeux fondamentaux liés à la santé au travail tout au long de la vie professionnelle. La santé est ici appréhendée non seulement comme l’absence de maladie, mais aussi comme la (re)construction des capacités humaines, de l’expérience, des savoirs et des savoir-faire offrant des opportunités de maîtrise individuelle et collective des situations de travail vécues.

Le texte propose un retour sur les évolutions récentes de la prise en compte de la pénibilité au travail et identifie les multiples facettes de la pénibilité, à la fois celles intégrées dans les politiques actuelles et celles qui sont laissées de côté. Il met également en avant le pouvoir d’action des individus en situation de travail. Sur ces bases, il suggère une approche nouvelle des relations entre santé et travail, axée sur la soutenabilité à construire, plutôt que sur la pénibilité qui serait considérée comme inévitable.

Des interrogations anciennes, partiellement résolues

L’auteur remonte dans le temps pour retracer l’évolution de la prise en compte de la pénibilité au travail depuis les années 1970, notamment en lien avec les réformes des retraites. L’abaissement de l’âge de départ à la retraite pour les travailleurs manuels dans les années 1970, suivi des réformes des retraites des années 2000, a ravivé les discussions sur la pénibilité au travail.

Le texte souligne la mise en place de dispositifs visant à compenser la fin des systèmes généraux de préretraite, tels que des dispositifs sectoriels ou spécifiques de cessation anticipée d’activité liés à la pénibilité du travail. Parallèlement, les systèmes d’invalidité et d’inaptitude liées aux conditions de travail sont considérés comme des formes de réparation des préjudices subis par les salariés.

La réforme des retraites de 2010 définit la pénibilité au travail, caractérisée par l’exposition du travailleur à des facteurs de risques professionnels liés à des contraintes physiques, à un environnement physique agressif ou à certains rythmes de travail. Un décret de 2011 fixe la liste des dix facteurs de pénibilité, et en 2014, le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) est créé. En 2017, le compte professionnel de prévention (C2P) succède au C3P, prenant en compte six critères.

La pénibilité au travail et ses répercussions

L’auteur souligne toutefois que la prise en compte actuelle de la pénibilité est partielle et ne résout pas entièrement la question des relations entre santé et travail, ainsi que de leur prévention. Il met en avant quatre questions critiques, notamment le caractère incomplet de la prise en compte des facettes de la pénibilité, la définition des seuils et des durées d’exposition, la médicalisation potentielle de la prévention avec une visite obligatoire de fin de carrière, et les défis liés au développement des compétences, en particulier pour les travailleurs plus âgés.

L’auteur critique également le dispositif actuel qui se concentre principalement sur les situations physiquement extrêmes, en négligeant de nombreux métiers et conditions d’emploi générateurs de difficultés de santé majeures. Il souligne que de nombreuses personnes se retrouvent coincées dans des parcours professionnels aux conditions de travail difficiles, malgré les dispositifs de prise en compte de la pénibilité existants.

Il met en évidence le rôle actif des personnes en situation de travail, soulignant que celles-ci développent des stratégies individuelles ou collectives pour préserver leur santé, malgré les contraintes. Les travaux en ergonomie mettent en lumière ces stratégies qui permettent de créer des indices visuels, anticiper des événements indésirables, réorganiser les opérations, prioriser les urgences, et transmettre des savoirs non prescrits essentiels pour le travail.

Face à ces constats, l’auteur propose une alternative en mettant en avant la notion de « soutenabilité » du travail. Inspirée du concept de développement durable, la soutenabilité du travail est définie comme la capacité d’un système de travail à reproduire et développer toutes les ressources et composantes qu’il utilise. Cette approche multidimensionnelle et située du travail soutenable nécessite une prise en compte des réalités du terrain.

L’auteur propose également une voie complémentaire de prévention basée sur la transmission des savoirs et savoir-faire essentiels au travail. Il suggère que la soutenabilité du travail pourrait être un principe fondateur guidant l’action en prévention, au lieu de se concentrer uniquement sur des indices de pénibilité. Cette approche nécessite une vision plus systémique des enjeux de santé au travail, intégrant la technique, l’activité humaine et la nature.

En conclusion, l’auteur appelle à travailler conjointement sur les conditions locales de la soutenabilité du travail, créant ainsi un modèle de travail capable de durer et de créer de la durée, de la valeur et du bien-être. Il souligne que la soutenabilité du travail doit être placée au cœur des préoccupations, encourageant une réflexion collective sur la construction d’un travail soutenable qui contribue au bien-être individuel et collectif, tout en relevant les défis de durabilité auxquels le monde du travail est confronté. En somme, il invite à dépasser l’approche restrictive de la pénibilité pour embrasser une vision plus large et dynamique de la santé au travail.

 

À propos de cet article

Source :
Le Monde

Publié le 23/11/2023

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