Mis à jour le 9 mai 2023Les fragilités, Physique

“On ne meurt pas d’un TMS, mais on peut avoir une vie gâchée”

Lorsque le travail martyrise le corps, les exemples abondent. En partant à la rencontre du Professeur Alexis Descatha, spécialiste de la médecine du travail, les échanges s’annonçaient donc riches. Au cours de cet entretien, il est apparu que les mots n’ont pas toujours la même signification dans la Fonction publique.

Définir la maladie professionnelle n’est pas si simple.

Lorsqu’on parle de maladie professionnelle dans la Fonction publique, il faut distinguer maladie professionnelle et maladie contractée en service. Une maladie professionnelle est une maladie contractée en service indemnisée, en référence aux tableaux du régime général. Si l’on m’interroge sur l’augmentation des maladies professionnelles, je dirai qu’il n’y a pas d’évolution. En revanche, si on commence à parler des maladies liées au travail, les choses sont différentes. En tant que clinicien, nous voyons de plus en plus de fonctionnaires avec des pathologies différentes, à la fois somatiques et psychologiques. A contrario, il y a des pathologies que l’on ne voit plus et ça aussi il est important de le dire.

Ces pathologies sont liées à l’évolution du travail. Auparavant, on voyait énormément d’infirmiers avec des asthmes professionnels. Aujourd’hui, grâce à l’amélioration des conditions de travail – notamment sur les gants en latex – nous avons vu diminuer de manière très profonde ce genre de pathologies au travail. Dans le même laps de temps, sont apparues d’autres pathologies, à la fois somatiques et psychologiques.

Depuis très longtemps, nous nous intéressons aux états dépressifs potentiellement liés au travail. Il peut s’agir de troubles anxieux ou de stress post-traumatique. Si, par nature, notre unité de santé professionnelle ne reçoit ni tous les patients ni spécifiquement ceux issus de la Fonction publique, nous pouvons quand même constater une augmentation des pathologies psychiatriques à composantes professionnelles, directement ou indirectement liées au travail. Et ce n’est pas qu’ici. Tous les praticiens ou cliniciens le constatent.

Les pathologies musculo-squelettiques, quant à elles restent assez stables ou augmentent légèrement. Les pathologies d’épaule continuent de croître mais les courbes se superposent avec celles du régime général et du régime agricole.

La réglementation à force d’être une aide devient un obstacle.

Tout le monde s’accordera pour vous le dire. Notre réglementation est d’une telle complexité. Je vois des gens qui, pour la même pathologie, vont avoir beaucoup plus de difficultés en termes de maintien d’emploi, de conséquences privées, personnelles ou tout simplement professionnelles dans la Fonction publique. Toutes ces procédures complexes sont mal connues des praticiens. Dès qu’il y a une maladie, les médecins sont de très mauvais aides parce que la réglementation est très différente.

Ces évolutions poussent à agir, notamment dans certaines mairies. On voit bien qu’il y a des personnes qui ont envie de faire bouger les choses. Ces petites collectivités n’ont pas forcément beaucoup de moyens financiers mais elles agissent. Un agent a un problème de santé ? Tout le monde se mobilise. Le collectif absorbe les choses. Et puis dans la mairie voisine, on ne fera rien et c’est la moitié des agents qui seront en souffrance.

Les troubles musculo-squelettiques sont la première cause de maladies professionnelles reconnues et indemnisées.

Tout d’abord, il faut savoir ce que l’on entend par troubles musculo-squelettiques (TMS). Ils sont devenus une étiquette mais ils ont une définition qui est plus médico-sociale que médicale. Demandez à un rhumatologue ce qu’est un TMS. Il peut vous répondre que ça ne veut rien dire.
La définition donnée aux TMS concerne des pathologies de l’appareil locomoteur qui ne se limitent pas aux muscles et au squelette. Parmi les premières pathologies, nous trouvons les lombalgies mais aussi les affections des épaules, principalement au niveau des tendons et les affections des nerfs ou structures nerveuses. L’exemple type c’est le syndrome du canal carpien. Il s’agit ici d’affections définies sur un plan médical. Nous pouvons les déclarer en maladies professionnelles puisque la Fonction publique va se calquer sur le tableau de maladies professionnelles (tableau 57, tableau 98…). Il faut bien noter qu’il s’agit là de troubles identifiés avec des lésions. Pour les rachis, c’est plus complexe car pour la plupart des maux de dos, l’atteinte lésionnelle n’est pas forcément définie.

La nuance est parfois très fine. Au cours d’une négociation sociale, il a été demandé que les pathologies de dos reconnues en maladies professionnelles soient celles qui ont une sciatique par hernie discale. Les autres affections, qui sont de loin les plus fréquentes, ne peuvent pas donner le droit à une indemnisation. Cependant, l’agent a la possibilité de solliciter l’étude de son dossier au titre d’une maladie contractée en service.

Les conditions de travail jouent un rôle-clé.

Nous savons qu’il y a une composante professionnelle indéniable pour les problèmes de dos ou d’épaule dans certaines conditions de travail. Cette composante professionnelle est principalement centrée autour des gestes de travail et c’est souvent la conséquence de l’hyper-sollicitation biomécanique. Il arrive parfois que certains TMS ne provoquent pas de douleur mais c’est quand même rare.

Il y a 20 ans, on vous aurait dit que la fréquence d’exposition et l’intensité des gestes provoquent une lésion. Aujourd’hui, heureusement avec les modèles plus complexes comme le modèle bio-psycho-social, nous savons qu’il s’agit d’une interaction entre différents niveaux de déterminants. Vous avez des déterminants proximaux comme les facteurs biomécaniques (port de charges lourdes, manutention de patients…) mais ce ne sont pas les seuls.

Reprenons l’exemple du port de charges. Si nous nous intéressons uniquement au fait de manutentionner un patient, on peut se dire tout simplement qu’il suffit de mettre des lève-malades. Pourtant cela ne résout pas le problème. Une aide-soignante, qui est seule pour 30 lits, devra faire toutes les toilettes en une heure. Or, l’organisation de son travail ne lui permet pas d’utiliser le lève-malade ou si elle le fait, elle va mal l’utiliser. La question n’est donc pas que les gens portent ou ne portent pas mais plutôt est-ce que leur organisation du travail leur permet de diminuer leurs contraintes ?

Le mot invalidité n’a pas toujours le même sens.

Dans la Fonction publique, l’invalidité a une définition particulière, une définition réglementaire. Et si je vous parle d’invalidité en régime général, elle n’aura pas la même définition que dans la Fonction publique. Pour ma part, je préfère le terme d’incapacité. Et pour être encore plus précis, je préfère l’envisager comme une nouvelle capacité. L’objectif n’est pas de savoir ce qu’une personne ne peut pas faire avec son TMS mais bien de savoir ce qu’elle peut faire.

On ne meurt pas d’un TMS mais on peut avoir une vie gâchée. Pour certaines pathologies comme celle du canal carpien, on vous recommande un traitement et vous pouvez guérir. À ce sujet, le pronostic après chirurgie est remarquable. Si c’est vrai pour le canal carpien, ça ne l’est pas pour le mal de dos ou les douleurs à l’épaule. Nous allons pouvoir proposer certaines choses mais nous ne pourrons pas les gérer médicalement. Les patients vont avoir des douleurs chroniques qui vont retentir dans leur travail et comme leur travail est en partie lié à leur douleur, je vous laisse imaginer dans quel cercle ils sont.

Je vois des endroits où ça se passe très bien et d’autres où ça se passe très mal, avec un creusement des inégalités. Dans un contexte économique restreint, les hôpitaux vont en général très mal mais on oublie que le cœur d’un hôpital c’est son humain. Ce sont ses soignants mais aussi ses équipes administratives et ses structures supports. Beaucoup sont en grande souffrance mais vous trouverez des établissements où les directeurs ont compris qu’en mettant des moyens, ils préservaient voire amélioraient leur rentabilité. Une étude récente, qui n’était pas spécialement consacrée à la Fonction publique, nous apprend qu’un euro investi dans le domaine de la prévention en santé dans le travail peut rapporter deux à cinq euros¹. Préserver la santé, c’est rentable !

Le corps est tiraillé mais l’esprit aussi.

Le monde du travail a considérablement changé au cours des dix dernières années avec une exigence qui a augmenté. Le fait d’avoir une réglementation qui n’a pas su évoluer, qui est rigide, peu réactive et bien trop complexe, aboutit à placer des femmes et des hommes en situation de conflits éthiques. On tiraille leur corps mais aussi leur esprit. Nous avons vu apparaître des maladies psychiatriques liées au travail et elles sont probablement plus importantes dans le secteur public.

Ces femmes et ces hommes se retrouvent trop souvent dans des situations d’injonctions paradoxales, par rapport à leur éthique notamment. Je ne crois pas que l’on devienne fonctionnaire par hasard. On a une ambition ou plutôt une mission, c’est une vocation. Les gens sont là pour rendre service. Pour servir ou périr comme le proclame la devise des Pompiers de Paris.

Le problème c’est que leur métier, le contenu de ce que fait le fonctionnaire a changé. Il a changé partout, pas seulement en France. On en revient à cette intensification du travail. Nos fonctionnaires ont un niveau de résilience extraordinaire. Beaucoup font face à des contraintes remarquables, parce que justement ils ont la vocation et qu’on ne devient pas fonctionnaire par hasard.

Dans la Fonction publique, la prévention des risques professionnels est insuffisante. Elle a été vécue comme un coût au lieu de réfléchir à ce qu’elle peut rapporter. Il nous faut penser en mode positif. Rendre visible les bonnes pratiques, les promouvoir, les partager pour nous inciter tous à agir.

¹ On appelle cela le ROP (Return on Prevention)

Entretien réalisé le 8 novembre 2018.

À propos de cet article

Source :
MFP Indispensables & fragiles Tome 1

Par MFP

Publié le 09/01/2023

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