Mis à jour le 11 juillet 2023Les fragilités, Physique

Le sentiment de précarité ne joue pas sur le même terrain

Directeur de recherches au CNRS, à Sciences Po et au CEVIPOF, Luc Rouban a orienté ses recherches sur les transformations du secteur public en Europe et plus particulièrement sur les mutations de la Fonction publique. Dans le cadre de ses travaux, il a notamment étudié les différences avec le secteur privé en matière de conditions de travail.

Les réformes des 30 dernières années ont rapproché les fonctionnaires des employés du secteur privé.

Les contraintes de services sont souvent plus fortes dans le secteur public que dans le secteur privé. D’ailleurs, il faut dire que l’on se trompe souvent dans le débat sur le temps de travail. Beaucoup de rapports ou d’études prennent en considération les durées moyennes mais ils ne tiennent pas forcément compte des astreintes ou des obligations de travail de nuit. Vous avez une organisation du temps de travail qui n’est pas forcément la même dans la Fonction publique. Régulièrement, il y a un débat sur la durée de temps de travail dont la moyenne serait un peu plus courte dans le public. Personnellement, je me méfie de ces moyennes. Je préfère regarder les conditions de travail, qui sont mauvaises.

Vous avez aussi le problème des absences engendrées par l’usure physique mais aussi l’usure psychologique. On est loin du bureaucrate tranquille dépeint par Courteline. Un bureaucrate qui pantouflait alors que l’employé du privé était en butte aux clients ou à son patron qui l’exploitait. Aujourd’hui, nous avons une forme d’exploitation publique qui est, à peu près du même niveau avec les mêmes effets : maladies psychosomatiques, psychologiques… Autant de situations qui se sont suffisamment aggravées pour qu’on ait des plans ministériels pour lutter contre les risques psycho-sociaux. Nous sommes confrontés à une évolution qui va à l’encontre du discours caricatural et facile sur les fonctionnaires planqués.

Si on veut mettre en parallèle les contraintes de travail du secteur public et du secteur privé, je dirais que le sentiment de précarité ne joue pas sur le même terrain. Dans le public, nous constatons une dégradation des conditions de travail alors que dans le privé, il s’agit de la précarité de l’emploi. Au final, tout cela aboutit à faire émerger un sentiment de relégation à la périphérie du système, avec des perspectives de carrière relativement médiocres. Cependant, vous avez des environnements très différents si vous évoluez dans la Fonction publique territoriale, hospitalière, ou au sein des services de l’État. Par exemple, le vieillissement du personnel est plus marqué dans la Fonction publique territoriale où 40% des agents ont plus de 50 ans, ce qui suscite bien plus d’arrêts maladie. Par ailleurs, les métiers, comme celui de policier, génèrent des difficultés spécifiques. Les comparaisons globales entre privé et public n’ont donc pas beaucoup de sens.

Les difficultés sont prises en compte différemment selon la nature de l’employeur public.

Il est difficile de repérer les problèmes dans les grandes organisations. D’ailleurs, c’est davantage dans les petits collectifs de travail que le bien-être au travail et le dialogue social sont les meilleurs. À l’évidence, il y a là une question de proximité de la hiérarchie. Les premières personnes à qui on va parler de ses difficultés, ce sont les collègues et, ensuite, la hiérarchie immédiate. Les dirigeants sont toujours très éloignés, très lointains. Il existe une fracture vis-à-vis de ces cadres dirigeants. Il est important d’avoir un encadrement de proximité relativement fort et bien formé, d’avoir quelqu’un qui est en charge de l’organisation du travail quotidien. Quelqu’un à qui on peut se confier assez rapidement en cas de difficultés. J’y vois là un des éléments clés de la bonne qualité du dialogue social. Regardons les agents hospitaliers, les difficultés surgissent et s’accroissent lorsque les organisations et les systèmes sont gérés de manière très anonyme par l’informatique, par la numérisation des rapports d’activités, sans qu’il y ait un véritable face-à-face avec une hiérarchie physique. Cette dématérialisation du travail est porteuse de risques psychologiques et de risques de santé. C’est un vrai problème.

On croit que la numérisation est la solution à tous les problèmes mais elle en crée de nouveaux, notamment avec cette idée que vous évoluez dans un univers abstrait. On vous applique des normes sans même savoir ce que vous faites concrètement au quotidien. Et nous arrivons là à un autre point important : la reconnaissance du travail réalisé, la capacité que le supérieur a de vous évaluer directement. Ce sont là des éléments très importants dans la satisfaction travail et dans la qualité du dialogue social.

Il faut davantage d’autonomie dans les collectifs de travail, les établissements et les institutions.

Nous devons apporter aussi une fluidité plus grande aux carrières, ne plus être prisonniers des corps ou des institutions où vous risquez d’avoir des petits chefs. Le phénomène du petit chef, il n’y a rien de pire pour créer des situations de travail très dégradées. Il faut pouvoir s’en échapper assez facilement. Il faut de la fluidité.

Nous connaissons également une évolution de la culture des usagers. Ils ont plutôt tendance à considérer que les services publics devraient fonctionner comme des entreprises privées et qu’ils sont les clients. Nous constatons une pression accrue sur les agents, notamment ceux qui sont en contact direct avec les usagers. Nous sommes dans une situation où, en absolu et en théorie, les besoins et les demandes n’ont pas de limites. Il n’y a aucune limite aux aspirations des usagers et, paradoxalement, nous avons connu beaucoup de fermetures de services publics de proximité, notamment dans les zones rurales. Il y a une raréfaction du service public et vous avez des demandes qui vont croissantes.

Nous sommes dans un cadre de pénurie et nous devons faire plus avec moins de personnel. Il nous faut trouver des modes d’organisation beaucoup plus souples. Il faut surtout que le travail réalisé soit visible et ne soit pas enserré dans des normes purement abstraites où, finalement, on a le sentiment, quand on est sur le terrain, que la hiérarchie va surtout regarder les chiffres. Ne négligeons pas le fait que, surtout en matière de service public, vous n’avez pas un travail individuel. Le service public, il n’est pas produit. On ne vend pas quelque chose à un client. On fait partie d’un processus de type politique, de prestations sociales, de prestations juridiques, de prestations d’ordre public ou de santé publique.

C’est un processus collectif et il y a donc des limites à l’individualisation. Dans le secteur public, il est très difficile d’individualiser. C’est beaucoup plus compliqué que dans le secteur privé parce que vous avez de nombreux intervenants : les élus, les considérations politiques, les cabinets ministériels, les considérations budgétaires, le droit applicable et, éventuellement, les demandes des usagers aussi. Ce n’est pas une situation très simple et c’est pour cela qu’il ne faut pas non plus se dire : “en privatisant tous les services publics ou la Fonction publique, on va résoudre les problèmes.” Vous n’allez pas faire disparaître la conflictualité. Vous n’allez pas faire disparaître le problème de la gestion de la pénurie, sauf à faire une autre politique réellement libérale, comme au Royaume-Uni, où vous allez laisser les gens à leur triste sort, et se débrouiller eux-mêmes. Alors, si on veut cela, on ressort de la logique sociale et presque constitutionnelle de la France.

Entretien réalisé le 4 octobre 2018.

À propos de cet article

Source :
MFP Indispensables & fragiles Tome 1

Par MFP

Publié le 09/01/2023

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