En 2013, Frédéric Moatty, chargé de recherche au CNRS, publie “L’hôpital en mouvement. Changements organisationnels et conditions de travail” avec Gheorghiu Mihaï Dinu. Avant la pandémie de Covid-19, nous lui avions demandé quelle était la nature des nouveaux mouvements à l’hôpital et leurs conséquences sur le personnel soignant. Une analyse pragmatique et sensible dont la portée est encore plus forte aujourd’hui.

La tarification à l’activité n’est pas vraiment une logique de rendement.

Si un hôpital veut avoir des moyens, il est rémunéré en fonction de la quantité d’activités réalisées. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Je constate d’abord que puisque les hôpitaux sont incités à justifier de leur activité, ils répondent plus que jamais présents lorsqu’il y a une épidémie ou une crise sanitaire. Au-delà de ce premier constat, il est vrai que l’on a augmenté beaucoup plus vite le nombre d’actes que le nombre de soignants. Voilà pourquoi, les cadences de travail ont augmenté pour les soignants. C’est moins vrai pour les médecins parce qu’on en a recruté. La charge de travail des soignants a été augmentée. Et vous rencontrez là un problème purement mécanique : si vous avez des personnes qui ont plus d’activités que ce qu’elles peuvent faire, elles n’auront plus le temps de s’occuper correctement des malades. Et si vous avez davantage de malades, se posent à vous des problèmes de disponibilité, de mémoire ou de concentration.

La charge de travail ayant augmenté, les soignants ne peuvent pas forcément faire face à tout. Soigner c’est aussi prendre soin des malades. Or, si les soignants assurent toujours la partie technique de leur travail, ils n’ont plus forcément le temps de prendre soin. Prendre soin, c’est expliquer ce qu’on fait, rassurer les gens, rassurer les familles. Tout ce travail d’accompagnement diminue. Le problème existait déjà avant les réformes mais les réformes l’ont amplifié.

Un autre phénomène évolue : la flexibilisation de la main-d’œuvre. Changer de poste en fonction des besoins du service est passé de 9 à 17 % entre 2003 et 2013 chez les infirmiers ! Ceci est la conséquence de l’organisation en pôles. Jusqu’à présent, les équipes étaient affectées à un service.
Aujourd’hui, les pôles regroupent plusieurs services et les soignants peuvent passer d’un service à l’autre au sein d’un même pôle. Le danger, c’est qu’ils n’ont pas forcément les compétences. Si vous avez des compétences en pédiatrie et que l’on vous envoie dans un service de gériatrie, vous allez avoir l’impression de mal faire votre travail. Il ne faut pas oublier que la professionnalisation des infirmiers s’est construite autour de la spécialisation. Vous êtes infirmier spécialisé en gériatrie, en pédiatrie, en cancérologie…

La flexibilité va à l’encontre de l’évolution professionnelle. La flexibilité défait le métier. Vous êtes taillable et corvéable à merci, vous devenez un bouche-trou. Cette flexibilité est très mal perçue mais il faut aussi y apporter quelques nuances. Les syndicats combattent cette évolution mais les perceptions individuelles diffèrent. À titre personnel, vous pouvez être heureux d’aller travailler dans un autre service parce que c’est une source de formation et d’apprentissage et je crois qu’il y a 2/3 des gens qui en sont satisfaits de ce point de vue mais beaucoup le redoutent aussi car ils sentent qu’ils peuvent commettre une erreur.

Même si les soignants sont exposés aux problèmes d’efficacité et aux agressions,ils sont toujours considérés comme indispensables.

Autant les conditions de travail des personnels hospitaliers sont difficiles et même parmi les plus difficiles, autant la source principale de reconnaissance des soignants, ce sont les malades et c’est très important pour eux. Être personnel soignant reste un beau métier. Ils ont le sentiment d’être utiles, ils ont la fierté d’exercer ce travail. Cependant, le sentiment de fierté du travail bien fait est plus faible chez les infirmiers que chez les agents d’entretien. C’est une différence assez nette. Ils sont obligés de travailler vite. Ils n’ont pas toujours le sentiment de pouvoir bien faire leur travail du point de vue de leurs normes professionnelles. Ils ont l’impression d’avoir été trop vite, de ne pas avoir eu le temps d’expliquer. À leur sentiment global de fierté se mêle l’impression de ne pas pouvoir faire le travail comme il le faudrait.

En parallèle, la recrudescence d’actes irrespectueux, d’intimidations ou de violences à l’égard des personnels soignants a augmenté mais elle vient souvent des familles. Les gens sont exigeants, ils veulent tout savoir tout de suite. Il y a là un paradoxe : le droit du malade existe. Les demandes d’information s’accroissent mais les infirmiers n’ont pas le temps matériellement d’y répondre. Le meilleur moyen de désarmer la violence, c’est la parole mais pour ça, il faut avoir du temps. Ajoutez à cela une mauvaise compréhension de la part des patients. Ils arrivent les premiers aux urgences et pensent être traités rapidement alors que la logique médicale des urgences priorise selon la gravité des cas. La logique médicale c’est le risque, le danger, pas l’heure d’arrivée. N’oublions pas non plus que les personnes précaires socialement fréquentent souvent les urgences. Elles n’ont pas de médecin traitant, elles ne peuvent pas avancer les frais et ce public revient souvent. Tout cela crée de l’incompréhension.

À partir du moment où soigner se réduit à sa part technique, cela entraîne des pertes de repères. Beaucoup de soignants, notamment les plus âgés, ont l’impression qu’on les ampute de la moitié de leur travail. Les plus jeunes vont être plus adaptés. Enfin ceux qui résistent… car il y a beaucoup d’abandons et c’est un vrai problème. Il y a beaucoup de gens qui s’engagent dans ce métier mais qui arrêtent en cours de route parce que c’est trop dur. Mais il y a une autre raison. Par le passé, les soignants venaient par vocation. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui viennent parce que c’est un emploi qui existe localement. Il n’est pas délocalisable, c’est un emploi sûr. Il n’y a pas forcément le même engagement dans le métier.

Les directions hospitalières sont parfaitement conscientes des conditions de travail difficiles.

Les conditions de travail du personnel hospitalier sont sans doute parmi les plus difficiles de la Fonction publique. Ce sont les directions hospitalières qui ont le plus mis en œuvre des plans de réduction des risques psychosociaux. Maintenant, est-ce que cela marche ? Autre sujet : le rythme de travail. Selon les médecins du travail, l’organisation en 2 x 12 heures augmente la possibilité d’accidents et des TMS. Pourtant, cette organisation semble avoir la faveur des soignants. Pourquoi ? Parce que dans leur immense majorité, les soignants… sont des soignantes. Cette organisation horaire est souvent plus facile pour la vie de famille et diminue les temps de trajet domicile-travail. Mais c’est une vision à court terme. À long terme, c’est destructeur pour la santé.

Au-delà de la flexibilité des postes, il y a aussi la flexibilité horaire et c’est un point très important. Les personnels savent très bien qu’il y a du travail de nuit ou de week-end. Ça fait partie du contrat quand on est personnel hospitalier. Avec les réformes, une chose a changé. Il faut mettre les personnels en face des malades au moment où les malades sont là. Or, si une partie de la vie de l’hôpital peut être programmée, une autre partie n’est pas programmable. Une grosse partie de l’activité de l’hôpital est variable. Elle peut être provoquée par un épisode de maladie et on peut manquer d’effectifs pour y répondre. On va donc demander aux gens de revenir, parfois sur leur week-end, parfois sur leurs congés. Ils peuvent refuser mais après on ne leur accordera pas forcément les dates qui les arrangent.

L’absentéisme est important à l’hôpital et pour de bonnes raisons. C’est un lieu où les germes pathogènes circulent, les conditions de travail sont difficiles et on peut vite se faire mal au dos, etc. Il faut donc souvent remplacer au pied levé quelqu’un qui n’est pas là. Cela désorganise les équipes. On fait revenir des soignants. Ce sont souvent les mêmes et, par conséquent, il y a une pression qui s’est développée depuis les réformes sur la question des horaires et c’est mal vécu. Quand vous êtes obligé d’annuler un week-end, de revenir subitement, d’annuler vos congés, lorsque vous n’avez pas de prévisibilité sur votre temps personnel, vous en souffrez. Et c’est encore plus vrai pour le personnel féminin qui a des enfants et ne peut pas forcément se reposer sur un conjoint.

C’est un tiraillement personnel. Est-ce que je choisis mes enfants ou est-ce que je choisis les malades ? Ce point-là est très important dans le ressenti personnel parce qu’il ne fait pas partie du contrat initial, il est hors contrat. Vous pouvez accepter de travailler la nuit, le samedi mais à condition que ce soit prévisible. Ces contraintes-là sont acceptées et acceptables parce qu’elles font partie du métier mais celles qui s’ajoutent, les imprévisibles successives, conduisent à la démotivation, à la perte de repères.

Le problème ce n’est pas l’hôpital, c’est le lien entre la médecine de ville et l’hôpital.

Il y a quand même beaucoup de territoires dans lesquels il devient difficile de trouver un médecin. Le monde a changé et l’hôpital en France est excellent pour soigner après un accident de la route ou pour mener une opération complexe. Pour tout ce qui relève des soins techniques de très haut niveau, l’hôpital français est véritablement excellent. Il n’y a pas à le discuter. En revanche, l’hôpital a du mal à suivre, par exemple, des personnes âgées présentant des pathologies multiples et qu’on ne peut pas soigner avec une opération. Pour cela, l’hôpital n’est pas très bien adapté, ce n’est pas vraiment son cœur de métier.

Nous sommes devant une vraie difficulté où, en France, nous avons construit un monde centré sur l’hôpital et moins sur les soins de proximité. Je ne sais pas si un Plan suffira à résoudre cette équation. L’hôpital a perdu de sa centralité. Si vous êtes un centre hospitalier universitaire (CHU) extrêmement performant, reconnu internationalement pour ses découvertes et ses avancées, il n’y aura pas de problème. L’hôpital a plusieurs missions : la recherche, l’enseignement… Le soin est l’une des missions hospitalières. Pas la seule. Les moyens techniques dépassent les moyens financiers. Il y a des choses que nous pourrions guérir mais nous n’en avons pas les moyens économiques. Les économistes appellent cela des choix tragiques. Pour être clair, il y a des pathologies que nous pouvons soigner de façon expérimentale avec quelques personnes intégrées dans un protocole de recherche mais cela coûte très cher. Tant que les coûts ne baisseront pas, on ne saura pas étendre ces traitements au plus grand nombre. Cela aussi fait partie des difficultés nouvelles de l’hôpital. Des difficultés que peut ressentir et mal vivre le personnel soignant.

Entretien réalisé le 11 décembre 2018.

 

À propos de cet article

Source :
MFP Indispensables & fragiles Tome 1

Par MFP

Publié le 09/01/2019

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