Mis à jour le 10 mai 2023Éthique, Les fragilités

“Les enseignants ont longtemps résisté”

Pédopsychiatre spécialiste des relations des enfants et adolescents avec leur scolarité, Nicole Catheline est particulièrement attentive aux questions du harcèlement scolaire. Elle est également engagée dans le soutien aux professionnels de l’Éducation nationale. Son regard singulier sur l’école d’aujourd’hui lui permet d’aborder sans faux-semblants les fragilités vécues au quotidien par les enseignants.

Plus d’un enseignant sur deux ne choisirait pas son métier actuel si c’était à refaire¹.

Pourquoi ce désamour ? Les enseignants ont longtemps résisté à un climat délétère. Il y a 15 ans, je recevais des jeunes en consultation qui voulaient être enseignants. Je me disais : “Ils ne se rendent pas compte de l’endroit où ils vont aller” parce que je voyais déjà que cela n’allait pas. Mais il y avait encore l’envie. Maintenant c’est fini. J’ai vu l’esprit de groupe se dégrader. Cet esprit de corps, qui était très fort auparavant, n’existe plus. Il a été remplacé par le chacun pour soi. On s’évite les mauvais coups parce qu’il faut se protéger. Ce n’est pas une critique, juste un constat. On fait comme on peut dans la Société dans laquelle on évolue.

Dans différents groupes d’étude, j’ai observé des équipes qui dysfonctionnaient parce que l’un d’entre eux allait mal et que les autres ne venaient pas à son secours. Des enseignants craquaient aussi littéralement, notamment au sein de groupes où des enseignants parlaient d’enfants en difficulté. Ils venaient échanger avec d’autres personnels de l’Éducation nationale qui pouvaient parfois remettre en cause leurs observations. On suggérait à ce professeur que ce n’était peut-être pas l’enfant qui n’allait pas mais plutôt lui.

Et dans ces moments-là, le regard des autres était terrible pour lui. Il se sentait accusé d’être un mauvais professeur. Alors que ce n’était ni le cas, ni l’intention. Au contraire, on lui disait : “Tu es peut-être à bout, il faut que nous t’aidions”. Il peut y avoir aussi des professeurs qui vont consulter le service de médecine préventive et qui déclarent : “Je ne suis pas fait pour ça, je veux arrêter”. Ce sont souvent les meilleurs professeurs qui se retrouvent dans ces situations. Ceux qui ont une forte exigence de leur métier. Dès que cela ne va pas comme ils veulent, c’est affreux pour eux. C’est un drame de les voir quitter l’Éducation nationale ou d’être en arrêt maladie.

C’est pour cela que j’ai souhaité soutenir les enseignants car ce sont eux qui font le travail. Aujourd’hui, les chercheurs se concentrent actuellement sur les troubles neuropsychologiques des enfants. Ils perdent de vue la relation maître-élève et c’est dommage. Les enseignants doivent être bien dans leur tête. Il nous faut les soutenir, comme on soutient les parents quand on s’occupe des enfants. Sinon on ne fait que la moitié du chemin.

Ils ont été bien attaqués ces derniers temps à la fois par l’évolution de la Société mais aussi par le fait que l’évaluation les met un peu en rivalité. Ceci a beaucoup fragilisé l’appartenance à un corps. Ils se retrouvent quand il y a des combats à mener bien sûr mais au quotidien ce n’est plus du tout ce que j’ai connu à mes débuts à la fin des années 70.

La relation enseignant-élève occupe une place primordiale.

Dans la relation enseignant-élève, le premier point important c’est la transmission. L’enfant doit pouvoir placer l’enseignant comme quelqu’un qui sait des choses et que ce savoir va lui être donné avec plaisir, qu’il ne sert pas à l’écraser mais plutôt à l’élever. Pour cela, il faut déjà que l’enseignant perçoive que ce savoir l’a lui-même nourri pour qu’ensuite il puisse en nourrir l’élève. Cette relation de transmission va aussi générer une dette. L’enfant va recevoir quelque chose et il paiera sa dette en transmettant à son tour. Pas forcément en devenant enseignant mais en diffusant le savoir autour de lui, en apprenant à ses enfants, etc. C’est cette transmission qui, finalement, fait Société.

Aujourd’hui, Internet et les réseaux sociaux vont à l’encontre de cela. La diffusion du savoir y est ouverte à tous et elle n’est donc plus donnée spécifiquement par quelqu’un. La connaissance est délivrée par une personne qu’on ne voit pas, qu’on ne connaît pas. On ne sait pas vraiment qui elle est. L’effet produit est donc différent parce que l’enfant peut aller chercher d’autres savoirs qui ne sont pas donnés par une personne. Nous perdons alors cette idée de la dette.

Le deuxième point important, c’est l’exigence et la bienveillance de l’enseignant. Un enseignant qui prend la peine d’expliquer : “Je suis exigeant envers toi parce qu’il faut que tu acquières ce savoir-là. Je sais qu’il va t’être utile”. À ce titre, le système de sous-notation au prétexte de stimuler les élèves n’est pas une bonne méthode. On n’a jamais appris avec l’humiliation. C’est malheureusement un héritage de l’école confessionnelle. N’oublions pas qu’à la fin du XIXe siècle, les personnes qui détenaient l’enseignement étaient les religieux. Aujourd’hui, il nous faut absolument supprimer cette humiliation.

Pour que la transmission ait lieu, il faut un respect mutuel entre le professeur et l’élève. Depuis des années, les enseignants sont très critiqués. On entend souvent : “Ils sont fonctionnaires, ont la sécurité de l’emploi, des vacances. Ils ne fichent rien, ne travaillent que 18 heures par semaine pour les professeurs, etc.” Ce sentiment de ne pas être reconnus les fragilise beaucoup et ils vacillent dans leurs missions d’enseignement et de transmission.

L’évaluation empêche les enseignants de faire évoluer l’école dans le sens de la transmission, de la bienveillance et du respect.

Les enseignants font face à l’évaluation comme beaucoup de fonctionnaires. Il est logique que l’État cherche à savoir ce que font ses salariés. Mais cette évaluation est menée par des administratifs qui ne connaissent pas forcément bien le terrain. Les agents n’ont pas de doute sur le fait qu’un regard extérieur puisse les aider à s’améliorer, à condition qu’il soit vraiment aidant. Or il est souvent vécu comme une sanction. Il ne s’agit pas d’être contre l’évaluation mais il serait préférable qu’elle soit faite par des personnes de l’intérieur.

La souffrance des enseignants dit beaucoup de l’école d’aujourd’hui. Elle dit que la réussite scolaire est devenue un bien de consommation. Jusqu’à la fin des Trente Glorieuses, l’école était un lieu d’acquisition des savoirs, un moyen de bénéficier de ce qu’on appelait l’ascenseur social. Cette idée a complètement disparu. Aujourd’hui, l’acquisition d’un diplôme est supérieure à l’acquisition des savoirs. Un diplôme doit être rentabilisé. L’école comme bien de consommation a changé la relation maître-élève, qui est pourtant le fondement de l’école de la République. On s’est éloigné des fameux hussards noirs de la République2. Ces instituteurs issus du peuple qui connaissaient bien leurs élèves parce qu’ils leur ressemblaient. Cette homogénéité entre l’enseignant et l’élève a duré jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, avec la reconstruction du pays, on a eu besoin de techniciens et l’école s’est chargée d’une autre mission, celle d’apprendre des connaissances techniques. Le premier glissement est arrivé à ce moment-là.

Actuellement, avec l’école envisagée comme un bien de consommation, on valorise davantage les compétences de l’enfant. Les compétences neurodéveloppementales, neurophysiologiques, neuropsychologiques des enfants comptent plus que la relation maître-élève. Pourtant, on apprend mieux quand on sait que la personne qui nous enseigne est quelqu’un de confiance, quelqu’un en qui l’on croit. C’est important et ceci nous détourne du phénomène des fake news, etc. C’est cet ensemble de choses qui fait que l’école et les enseignants vont mal en ce moment.

¹ Baromètre international santé/bien-être du personnel de l’éducation RES-FESP, édition 2021.

Entretien réalisé le 9 juin 2022.

À propos de cet article

Source :
MFP Indispensables & fragiles Tome 3

Par MFP

Publié le 06/12/2022

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