Marie-France Hirigoyen, psychiatre et médecin, a porté à la lumière ce phénomène longtemps tabou dans son ouvrage « Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien » publié en 1998. Malgré la reconnaissance croissante de ce problème, le harcèlement moral demeure difficile à prouver, surtout en droit pénal, où les plaintes sont souvent classées sans suite. La complexité de sa qualification juridique a imposé des ajustements réglementaires et jurisprudentiels constants.
Les réformes législatives initiées depuis 2007, tant au niveau européen qu’en France, ont progressivement défini les contours judiciaires et procéduraux du harcèlement moral. Cependant, la reconnaissance de ce phénomène reste un défi, d’autant plus que la récente loi sur la déontologie, les droits et obligations des fonctionnaires de 2016 a modifié le texte sur la protection fonctionnelle, spécifiquement en prévoyant son application en cas de harcèlement.
La construction du droit du harcèlement moral au sein de la fonction publique a débuté avec la loi de modernisation sociale de 2002. Néanmoins, le contentieux a longtemps été entravé par des dérives, avec des magistrats rejetant fréquemment les demandes d’indemnisation de fonctionnaires jugés trop fragiles. La relation « à vie » entre l’agent et le service public, associée au caractère exceptionnel du licenciement, a rendu le harcèlement moral particulièrement tabou dans ce contexte. Malgré ces obstacles, les évolutions législatives récentes, y compris la reconnaissance du harcèlement moral dans le code de la santé publique pour les praticiens hospitaliers, marquent des avancées significatives.
Cependant, malgré ces progrès, le contentieux du harcèlement moral demeure complexe, avec des risques d’abus, et la reconnaissance de la souffrance au travail doit être soigneusement distinguée du véritable harcèlement moral. Les professionnels de divers secteurs dénoncent leurs conditions de travail, soulignant l’importance cruciale de la prévention pour rompre le cycle du harcèlement moral, tout en mettant en lumière la nécessité d’une réponse juridique adaptée pour assurer la protection des victimes.
La délicate mission du juge consiste à arbitrer les mutations des relations professionnelles et les atteintes à la personne, impliquant bien plus qu’un simple conflit d’ego ou professionnel. Le harcèlement moral, acte grave, doit occuper une place prépondérante dans le cadre juridique, suscitant une prise de conscience quant aux conséquences dramatiques sur la santé des victimes. Certaines d’entre elles souffrent d’un syndrome post-traumatique comparable à celui des blessés de guerre, une réalité médicalement reconnue.
Le diagnostic d’une victime de harcèlement moral demeure complexe tant l’exposition à la souffrance varie d’une personne à l’autre. Il dépend de multiples facteurs tels que l’espace laissé au harceleur, l’histoire personnelle de la victime, la perversité de l’emprise, sa capacité de révolte et de résistance. La présence d’un ancien traumatisme peut compliquer la distinction entre réalité et interprétation au travail. Les questions se bousculent : « Suis-je victime d’actes anormaux ou simplement sensible à une situation donnée ? Où fixer les limites ? Quelle marge de manœuvre ai-je en tant que titulaire ? À qui signaler ces agissements répétés, surtout lorsqu’ils proviennent de plusieurs personnes parfois non identifiables ?”
La complexité s’accroît lorsqu’une dégradation des conditions de travail résulte de multiples acteurs. La véritable victime, celle engloutie par une machination destructrice, se retrouve souvent sans recours, sa voix étouffée, jugée trop fragile dans un monde exigeant et stressant. L‘absence de soutien de la hiérarchie et le regard indifférent ou craintif des collègues contribuent à sa lente déchéance. Face à cette réalité, quel chemin procédural devrait-elle emprunter pour faire reconnaître sa situation ?
L’actualité judiciaire a mis en lumière le harcèlement moral, initialement perpétré par des supérieurs hiérarchiques sur des subordonnés, désormais institutionnalisé comme une technique managériale. Les affaires Renault et France Télécom ont révélé des rapports RH préconisant des courbes de dépression pour « reclasser » les fonctionnaires après la fin des monopoles historiques. La Poste, les hôpitaux, l’université et la police, secteurs régaliens de l’État, font également face à ce fléau.
La Cour de cassation, par le biais de trois arrêts retentissants, a établi la reconnaissance et la preuve du harcèlement moral, notamment dans des cas de francisation du prénom à consonance étrangère, de harcèlement managérial lié aux méthodes de gestion, et de harcèlement discriminatoire. Ces avancées judiciaires ont sévèrement sanctionné de nouvelles pratiques, mais non sans certaines contradictions.
Notre système juridique français dispose d’un arsenal complet pour sanctionner le harcèlement moral, bien que son application jurisprudentielle, notamment sur le plan pénal, demeure limitée. La preuve des agissements répétés et de la dégradation des conditions de travail constitue cependant un moyen de poursuivre les responsables.
La reconnaissance de cette jurisprudence a timidement émergé dans le domaine administratif en 2010, suite à des essais notables et des arrêts précurseurs sur la description des atteintes. L’arrêt du 12 mars 2010 du Conseil d’État a marqué un tournant majeur en reconnaissant la possibilité de demander la protection fonctionnelle pour des faits de harcèlement moral. Cette décision a initié le contentieux du harcèlement moral dans la fonction publique.
Six ans après cet arrêt fondateur, intégré dans la loi d’avril 2016, et 14 ans après l’article 6 quinquies, le droit administratif du harcèlement moral se précise.
La jurisprudence Montaut, établie en 2011, a défini la charge de la preuve dans le harcèlement moral, instaurant la dialectique de la preuve. L’agent victime doit soumettre des éléments permettant de présumer l’existence du harcèlement, tandis que l’administration doit justifier que les décisions prises sont étrangères à tout harcèlement. Ainsi, la charge de la preuve est partagée.
Bien que la jurisprudence administrative soit plus exigeante que celle en matière sociale, les principes fondamentaux sont désormais établis. Les deux cours suprêmes admettent qu’il n’est pas nécessaire de prouver l’intention de nuire pour qualifier le harcèlement moral, contrairement au droit pénal.
Le Conseil d’État continue d’évoluer en matière de harcèlement moral, définissant la nature des réparations possibles et tenant compte des difficultés propres à l’administration de la preuve.
L’introduction des Comités d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT) dans la fonction publique en 2011 a consolidé l’arsenal juridique. Ces instances disposent de pouvoirs renforcés pour examiner les conditions de travail, prescrire des enquêtes, et garantir une analyse impartiale. Bien que certains estiment que le CHSCT ne peut traiter que des situations collectives, la jurisprudence administrative a imposé son intervention, même dans des cas individuels tels que les accidents ou maladies professionnelles.
Ainsi, les agents disposent aujourd’hui d’une méthode et de textes solides pour faire valoir leurs droits :
- Référé-liberté : Une Procédure Rapide et Innovante (CE 19 juin 2014, n°381061)
Le Conseil d’État a introduit une démarche novatrice dans la lutte contre le harcèlement moral avec le référé-liberté le 19 juin 2014. Cette procédure permet aux victimes de harcèlement d’obtenir la cessation des atteintes sous 48 heures. Requérant une urgence justifiée, elle s’appuie sur la sauvegarde des libertés fondamentales. Cette décision constitue une avancée significative pour le droit de la fonction publique, conférant un droit à la sécurité physique et mentale au travail.
- Présomption d’Imputabilité en cas de Suicide (CE 16 juillet 2014, n°361820; CE 27 mars 2015, n°371250)
En 2014, le Conseil d’État a créé une présomption d’imputabilité au service en cas de tentative de suicide sur le lieu de travail. L’administration doit prouver le contraire pour inverser cette présomption. Cette avancée permet aux agents victimes de harcèlement grave d’obtenir une réparation en cas de mise en danger de leur vie ou de celle de leurs proches.
- Distinction entre Souffrance au Travail et Harcèlement Moral
Il est crucial de distinguer la souffrance au travail du harcèlement moral. Les dispositions du code du travail appliquées à la fonction publique obligent l’administration à garantir la sécurité physique et mentale des agents. Des procédures de prévention ont été encouragées, mais la réparation reste essentielle pour les agents subissant des conditions de travail dégradées. La jurisprudence distingue la souffrance liée à des actes personnels (harcèlement moral) de risques psycho-sociaux résultant de l’organisation du travail. Il est proposé d’engager la responsabilité pénale de l’État employeur dans les cas de harcèlement moral, alignant ainsi le traitement des agents publics sur celui des employeurs privés. Cette démarche accélérerait les interventions en cas de signalements de harcèlement moral.
Le parcours juridique pour dénoncer le harcèlement moral dans la fonction publique est souvent perçu comme complexe et décourageant. Les procédures administratives, souvent lentes, ont suscité des critiques, notamment en raison de la moyenne de 18 à 24 mois pour obtenir une décision du tribunal administratif. Cette lenteur pose problème, surtout compte tenu de la gravité des situations et du statut particulier des fonctionnaires. Les délais rendent difficile la sortie de la situation pour les fonctionnaires, et le recours en référé suspension pour demander la protection fonctionnelle est souvent peu efficace. L’idée d’instaurer un régime automatique de protection fonctionnelle a priori, avec remboursement en cas de procédure abusive, est suggérée mais pose des défis pratiques.
Malgré ces obstacles, il est crucial que les victimes ne se découragent pas, car le recours judiciaire peut également être un moyen cathartique pour surmonter la situation et rétablir le dialogue avec la hiérarchie, à condition d’être bien préparé.