Philosophe et psychanalyste, Hélène L’Heuillet porte sur les relations humaines et leurs évolutions un regard acéré qui n’est jamais sans conséquence dans nos esprits. Avec elle, évoquer la transformation du lien social, et particulièrement celui qui nous relie aux agents de la Fonction publique, nous mène loin.

L’intérêt particulier est devenu roi. Chacun recherche avant tout ce qui peut lui être utile individuellement.

Or, l’utilité du service public postule l’intérêt général. L’utilité du service public, c’est faire confiance et accepter qu’il y ait un intérêt public. Aux urgences, il m’est utile qu’un médecin fasse passer un cas plus grave avant le mien. Cela m’est utile parce que je sais que, le jour où je vivrai un cas grave, je passerai avant quelqu’un qui a la grippe. Pour que cette utilité soit préservée, il faut aussi accepter la critique.

Prenons l’exemple d’un policier qui commettrait des exactions. Il faut être intraitable avec cela parce que sinon on contribue à esquinter l’utilité. La Fonction publique a beaucoup perdu avec le corporatisme. Je distingue les syndicats et les corporatismes mais, parfois, c’est un mauvais virage qu’ont pris les syndicats à adopter des défenses corporatistes. On ne peut pas se servir de la fragilité comme un alibi à tout. “On est fragile, on est attaqué, donc on va faire corps en bloc.” Non, il faut se laisser diviser, se laisser malmener, même si on est fragile, surtout si on est fragilisé parce que c’est là qu’on trouve davantage de puissance pour augmenter justement son utilité. Je veux dire qu’un enseignant, un policier, un médecin hospitalier ne sont jamais seulement des fonctionnaires. Ils ont eux aussi des critiques à exprimer par rapport à ce qu’ils font et cette autocritique, c’est la vraie utilité. L’utilité riche.

La proximité créée par un lieu ne suffit pas à réussir une relation interpersonnelle solide et respectueuse.

Il n’y a pas que la proximité pour renouer le lien social, il existe bien d’autres formes. Les services publics sont des institutions de voisinage et c’est pour cela qu’ils ont été créés. Je mets à l’écart les grands corps d’état qui sont récents. Le corps des fonctionnaires est un maillage de proximité sur le territoire. Prenons là encore l’exemple de la police. C’est un métier de proximité. Les sociologues de la police ont démontré que la plupart des initiatives policières viennent du bas de la hiérarchie. Celles-ci sont issues de celles et ceux qui patrouillent, qui surveillent, qui regardent, qui parlent…

Les policiers ne sont pas seulement là pour exercer une répression, mais aussi pour qu’on leur signale tout ce qui ne va pas. L’école, l’hôpital c’est aussi la proximité. L’utilité esquintée c’est la proximité esquintée. La proximité n’a pas bonne presse. On la confond souvent avec promiscuité mais la promiscuité n’est pas la proximité. La promiscuité abolit toute ligne entre nous et donc toute possibilité d’un tiers, d’une instance tierce.

La proximité est l’une des possibilités pour renouer le lien.

Avec elle, le service public peut retrouver son utilité parce qu’on en a besoin. Les écoles privées, les cliniques privées n’ont pas la même obligation de maillage. Elles vont et elles iront là où ça peut rapporter. Et seulement là. Aujourd’hui, on redécouvre le local, ne serait-ce que par conscience écologique. Redécouvrir le local c’est une chance pour les services publics de retrouver leur mission, d’être des institutions de proximité.

On s’est moqué de La Poste pour le service qu’elle propose de surveiller les personnes âgées seules. La Poste a réinvesti la proximité mais lorsqu’elle invente ce service, on lui tape dessus en disant : “Vous allez nous faire payer pour surveiller les volets de notre grand-mère alors que les facteurs ont toujours fait ça”… ce qui n’est pas faux d’ailleurs. Avec ce service, La Poste ne nous considère plus comme des usagers mais bien comme des clients puisque le service est payant. Le message est trouble : “Si vous ne payez pas, il n’y a aucune raison que nous fassions attention à votre grand-tante, à votre grand-mère.” Donc, oui cela veut dire : “Vous êtes client.

Mais à l’inverse tout le monde est-il prêt à le faire ? Pour certains fonctionnaires, ce n’est pas évident. Imaginez un receveur de poste qui dit à ses facteurs : “N’oubliez pas de regarder si tout le monde va bien dans le quartier.” Il peut s’entendre répondre : “Non mais ce n’est pas notre boulot. Cela ne fait pas partie de nos attributions.” Disons-le, il peut y avoir parfois quelque chose d’un peu étroit chez certains fonctionnaires et cela porte souvent sur la définition de leurs tâches. Il y a une tendance à la restriction. Les enseignants qui disent : “Nous ne sommes pas des éducateurs, nous ne sommes pas des parents à l’école maternelle.” Le facteur qui dit : “Je ne suis pas un surveillant, je ne suis pas un auxiliaire de vie.” Avec des réactions de ce type, l’utilité est esquintée.

On réduit le sens du travail et le bonheur de travailler. L’institutrice ou l’instituteur qui se préoccupe d’avoir un ton un peu maternant et rassurant pour l’enfant séparé de sa maman, le facteur ou le policier qui veille à entretenir de bons liens avec la population… tous ces actes-là donnent du bonheur à accomplir sa mission. Bien sûr, ils font des choses qui ne sont pas strictement dans leurs attributions. On ne peut pas reprocher à celui qui ne les fait pas de ne pas les faire mais une chose est certaine, s’il les fait, il se sent alors plus heureux. Il ne travaille pas seulement pour avoir sa retraite ou pour payer les traites de son appartement, il travaille aussi pour exister.

Entretien réalisé le 27 septembre 2018.

 

 

À propos de cet article

Source :
MFP Indispensables & fragiles Tome 1

Par MFP

Publié le 21/01/2019

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