“Le militaire a le droit de parler de ses fragilités, c’est même un devoir s’il veut être efficace.”

Lorsqu’on est militaire, l’engagement a un sens très important.

Il faut vouloir être militaire. Je me suis engagé dans la Marine en 1983. Cette époque n’était pas forcément tournée vers la reconnaissance de la nécessité de l’action militaire et de la défense. Mais pour moi, c’était une inspiration profonde : me mettre au service de la communauté, de mon pays, autour d’un projet humain. L’engagement, c’est croire qu’il est important d’œuvrer pour quelque chose qui nous dépasse dans une logique de don de soi. Parce qu’on pense que la valeur collective d’une nation, par exemple, est supérieure à tous les intérêts particuliers. C’est ça qui m’a attiré. Quand on est jeune, on a aussi une grande volonté de se sentir utile et puis il y avait aussi une dimension d’ouverture à l’aventure en étant pilote.

On ne peut pas se tromper. On a besoin de s’engager avec détermination, avec force, avec une responsabilité lourde parce qu’on engage avec nous la vie de nos équipages. Être militaire c’est être celui qui est capable de maîtriser la force car elle n’est pas disponible pour faire n’importe quoi. Elle doit s’exercer dans une logique, autant qu’il est possible, de non-emploi de manière à préserver la paix. Nous sommes des soldats de la paix, même s’il faut être opérationnels et capables d’utiliser des outils qui peuvent engendrer la mort chez autrui et la responsabilité de notre propre vie. C’est donc un engagement très fort mais qui a apporté beaucoup de sens dans ma vie aussi.

Pendant la guerre du Kosovo, j’ai été confronté à de lourds cas de conscience qui créent des fragilités. Il m’a fallu près de 19 ans et une licence de philosophie pour surmonter ces situations. Bien sûr qu’on doit être préparés. Le général De Gaulle disait : “La véritable école de commandement c’est la culture générale”. Nous avons effectivement besoin d’être complètement imprégnés de l’engagement d’une société, de sa volonté d’autonomie et de vie, de défense, du vivre ensemble. Cela doit animer chacun des militaires.

Il est essentiel que la communauté militaire puisse s’exprimer de manière individuelle, et de manière collective, de façon libre et autonome.

Parler des fragilités n’est pas facile à tous les niveaux. Dans la communauté militaire, ce n’est pas facile non plus parce qu’il y a, en plus, cette nécessité de la discrétion, ce qu’on appelle la réserve militaire. Pendant les opérations, c’est même un impératif qu’aucune communication ne puisse se faire. Mais hors de l’activité opérationnelle, et en particulier sur les conditions de vie et d’exécution de l’activité professionnelle, il me semble normal que l’on puisse s’exprimer de manière complètement libre et autonome.

Au sein des associations professionnelles nationales de militaires ¹, un travail s’est développé sur la condition militaire et l’accompagnement de cette communauté pour supporter les fragilités. Des fragilités vis-à-vis de nos engagements, de problèmes de conscience, de nos familles ou de nos départs. Il y a notamment la question de la disponibilité qui est quelque chose de très exigeant. Au démarrage de la guerre du Kosovo, je suis parti en une demi-heure pour 3 mois alors que ce n’était pas prévu. Je ne savais pas exactement où j’allais, ni combien de temps j’allais y rester et quel serait mon engagement là-bas. Ma famille l’a supporté. J’avais 2 enfants à ce moment-là. Nos familles nous renforcent mais cela crée aussi une potentielle fragilité. Pour nous quand on est éloigné, et pour nos familles parce qu’il peut se passer des difficultés avec les enfants, avec la femme qui se retrouve seule. Dans les fragilités, il y a la fragilité sur notre activité professionnelle et il y a la fragilité sur la globalité de ce que nous sommes, avec nos familles.

Quand j’ai rejoint la Marine dans les années 80, on disait que “la femme ou la famille ne fait pas partie du sac”.

Le sac, c’est ce sac de marin qu’on met sur les épaules et avec lequel on part à l’autre bout du monde. Aujourd’hui, on a évolué. On s’est rendu compte que l’épanouissement d’un homme ou d’une femme passe également par l’ensemble de son environnement ; l’ensemble de l’activité professionnelle, familiale et personnelle doit pouvoir se conjuguer et être harmonieuse pour permettre l’épanouissement de quelqu’un. C’est un grand pas en avant.

Le militaire a le droit de parler de ses fragilités, c’est même un devoir s’il veut être efficace. Il faut qu’il soit épanoui et heureux. S’il a des fragilités, il faut qu’il arrive à les surmonter. Et on ne peut y arriver que si l’on en parle. Maintenant, il faut trouver le cadre pour pouvoir l’exprimer. Tout militaire peut s’exprimer en son nom propre d’une manière autonome et responsable mais parfois ce n’est pas facile, parce que cela vous expose vis-à-vis de la hiérarchie. Aujourd’hui, avec la création des associations professionnelles nationales de militaires ¹, on est en train d’organiser, de construire la capacité d’avoir une parole collective. Le militaire pourra exprimer ses fragilités dans un cadre choisi : soit un cadre individuel et responsable, soit par la voie collective d’une organisation professionnelle.

On demande énormément au soldat. Ce niveau d’exigence peut amener, en particulier quand il existe des dysharmonies entre l’action et sa conscience, à se mettre en situation de grande fragilité et parfois de syndrome post-traumatique, parce qu’on est amené à vivre des choses qui sont presque insurmontables. Ces fragilités-là il ne faut pas les refuser. Il faut les accepter, essayer de les comprendre, de les verbaliser pour les soigner et les réparer.

Entretien réalisé le 17 octobre 2018, mis a jour le 15 Février 2023

¹ Association professionnelle nationale militaire
Tirant les conséquences des deux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme du 2 octobre 2014, le législateur français a levé l’interdiction faite aux militaires de s’organiser afin de préserver et promouvoir leurs intérêts en ce qui concerne la condition militaire, en toute indépendance et dans le respect des obligations qui s’imposent à eux. La loi n°2015-917 du 28 juillet 2015 accorde le droit aux militaires de créer et d’adhérer à des associations professionnelles nationales de militaires (APNM). Une APNM est exclusivement composée de militaires et a pour objet la préservation et la promotion des intérêts des militaires en ce qui concerne la condition militaire.