Mis à jour le 12 mai 2025Les fragilités, Psychique

La gendarmerie face au tabou du suicide

En 2024, selon les chiffres récemment publiés par le ministère de l’Intérieur, 27 policiers et 26 gendarmes se sont donné la mort. Si la baisse significative des suicides chez les policiers – en recul de plus de 50 % depuis 2019 – est saluée comme un signal encourageant, la situation dans la gendarmerie, elle, suscite une vive inquiétude. En progression depuis cinq ans, les suicides dans les rangs militaires atteignent aujourd’hui un niveau quasiment équivalent à celui de la police, alors même que les effectifs sont sensiblement moindres (environ 100 000 gendarmes contre 150 000 policiers). Une réalité que David Ramos, président de l’association GendXXI, première association professionnelle de militaires de gendarmerie créée en France, dénonce, pointant un « immobilisme institutionnel » face à une détresse croissante.

 

Une politique de prévention en panne

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2019, 21 gendarmes s’étaient suicidés. En 2024, ils sont 26, soit une hausse de 24 %. « Il n’y a pas eu d’amélioration récente dans la politique de gestion et de prévention des suicides », déplore David Ramos. Alors que la police nationale a multiplié les dispositifs depuis la création du Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) en 1996 – avec notamment le doublement du nombre de psychologues cliniciens en moins de 10 ans (122 en 2024 contre 62 en 2015) –, la gendarmerie semble peiner à franchir un cap. Le dispositif de soutien psychologique y est jugé efficace sur le papier, mais « enrayé par un manque de dynamique, de moyens et d’initiatives nouvelles », selon Ramos.

L’absence de culture de la prévention reste un frein majeur. Dans un corps où la tradition militaire et la rigueur disciplinaire favorisent le culte de la force et de la discrétion, consulter un psychologue reste perçu comme une faiblesse. « Il persiste une forme de virilisme, presque un tabou autour de la santé mentale », observe le président de GendXXI. Une perception d’autant plus problématique que les visites médicales obligatoires abordent rarement les fragilités psychologiques.

Conditions de travail : une pression croissante

Les causes du mal-être sont multifactorielles. Si les difficultés personnelles jouent leur rôle, c’est bien la charge professionnelle croissante qui semble précipiter nombre de situations critiques. Tensions sociales exacerbées, violences fréquentes lors d’interventions, absence de reconnaissance, critiques publiques… Les gendarmes sont en première ligne. « Plus les tensions augmentent dans la société, plus nous sommes sollicités, souvent dans des contextes violents », note David Ramos. Cette violence peut être physique, mais aussi symbolique, par la remise en question constante de leur légitimité et de leurs actions.

À cela s’ajoute un sentiment d’abandon de la part de l’institution. La baisse des moyens humains – les départs ne sont pas systématiquement compensés –, la vétusté des équipements et l’impression d’un désintérêt croissant du commandement contribuent à un climat délétère. « La gendarmerie a de plus en plus l’impression de perdre son âme et le sens de sa mission », résume Ramos.

Une arme trop accessible

Un facteur spécifique accentue le risque suicidaire chez les gendarmes : l’accès permanent à l’arme de service. Contrairement aux policiers, les gendarmes conservent leur arme même hors service, en raison des astreintes et de la nature de leur mission en zones rurales. Or, comme le rappelle David Ramos, « pour un gendarme en détresse, l’arme devient une solution rapide et à portée de main ». La prévention et la formation interne sur les risques liés à la possession d’une arme devraient dès lors constituer une priorité absolue.

Une institution qui refuse de se remettre en question ?

Au-delà des dispositifs techniques, c’est la culture institutionnelle elle-même qui est en cause. Selon Ramos, la gendarmerie refuse de mener des enquêtes de causalité après les suicides, se contentant des conclusions judiciaires. Une approche jugée insuffisante : « Il faut comprendre pourquoi les dispositifs de prévention n’ont pas fonctionné, et cela ne relève pas de la justice, mais bien de l’analyse interne. »

Le manque de dialogue avec les associations de soutien est également pointé du doigt, tout comme l’inertie dans la répartition des territoires entre police et gendarmerie. La Cour des comptes, dans un rapport publié en janvier 2025, dénonce elle aussi le blocage persistant. Les zones rurales, en forte croissance démographique, voient les effectifs de gendarmerie stagner, tandis que ceux de la police continuent de croître. « Ce déséquilibre pèse sur nos troupes », tranche Ramos, rappelant que les territoires gendarmerie accueillent aujourd’hui près de 50 % de la population française.

Une réponse politique attendue

Face à cette situation, l’urgence est double : réformer les politiques internes de détection et de soutien, et rééquilibrer les moyens humains en fonction des réalités de terrain. L’enjeu dépasse la simple statistique. Il s’agit d’éviter que d’autres militaires, épuisés par un système qui ne les écoute plus, ne choisissent de s’effacer en silence.

Car derrière chaque suicide, c’est une alarme qui retentit – une alarme que l’institution ne peut plus se permettre d’ignorer.

 

 

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Source :
Marianne

Publié le 14/01/2025

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