J’en ai rêvé de ce métier mais j’ai bien cru que j’allais vite y renoncer.
À 16 ans, je suis volontaire. Mais je dois attendre mes 18 ans pour monter dans les camions et aller en intervention. Quelques jours après ma majorité, je pars pour la première fois. On est appelé pour un accident de la route dans la rue principale de ma commune. Une jolie mamie vient d’être écrasée et traînée par un semi-remorque. Lorsque nous arrivons, elle est consciente. Elle nous raconte que c’est son anniversaire, qu’elle sort de la boulangerie où elle a acheté des gâteaux lorsque le camion l’a heurtée. Je n’arrive pas à faire face. Mon chef, très expérimenté, s’en rend compte et, progressivement, m’éloigne de la dame. Il m’envoie chercher du matériel, il me demande de faire le balisage de sécurité, il m’occupe à autre chose. Quelques minutes après, la dame décède sur la voie publique.
Lorsque je rentre chez moi, j’ai l’odeur de l’intervention dans le nez, je n’arrive pas à parler, je ne peux rien avaler, je suis sous le choc. Je me demande sans cesse : “Est-ce que je vais être capable de faire face ?” Oui, ce jour-là, je doute. C’est un échec.
C’est ma première intervention et je n’ai pas réussi à sauver cette femme.
À cette époque, on n’a pas de suivi psychologique. Je crois que j’aurais aimé évoquer cela mais je ne veux pas me confier. Je m’interdis de le faire. Je crains que mes supérieurs et mes collègues me jugent trop fragile. Quelques jours après, je vais vivre mon premier feu sans victimes. Ça se passe bien. Progressivement, j’acquiers de l’expérience et je me construis une carapace pour ne pas être submergé par l’émotion de certaines interventions.
Dans notre métier, vous pouvez aussi vivre des joies immenses. La plus belle selon moi ? Quand tu ramènes quelqu’un à la vie et qu’il revient te voir quelques semaines après à la caserne. Ce remerciement, c’est énorme. Un jour, à la sortie d’un train, sur un quai de la gare de Lyon, un homme âgé tombe au sol. Arrêt cardiaque. Nous intervenons quelques minutes après. Nous l’avons pris à temps, nous arrivons à le sauver. Dans ces moments-là, tu te sens vraiment utile.
Le 13 novembre 2015, c’est le soir des attentats de Paris et je suis chez moi.
Je découvre ce qui se passe au Stade de France, dans les rues de Paris, au Bataclan. J’éprouve immédiatement un sentiment d’impuissance. Je suis pompier de Paris, il y a des attentats à Paris, mes collègues sont en première ligne et moi, je ne peux rien faire. J’en parle à mon épouse, elle me dit : “Vas-y, appelle ! ” J’appelle donc mon major et je lui dis que s’il faut davantage de pompiers, je suis disponible.
Finalement, je ne vais pas être appelé parce qu’ils ont les ressources suffisantes. J’aurais voulu participer, aider mes collègues. C’était horrible, un vrai traumatisme. J’en ai parlé avec certains d’entre eux. Parler c’est essentiel. C’est d’ailleurs à partir de ces attentats que des cellules psychologiques et d’écoute ont commencé à être développées. Au Bataclan, un camion de pompiers a été criblé de balles. C’est inconcevable.
Mon accident ? Banal et dérisoire si je peux dire.
Feu d’entrepôt. Pas de victimes signalées. Nous faisons alors la reconnaissance des lieux. Nous marchons sur le toit d’un entrepôt voisin. Je crois avancer sur la charpente mais le toit qui est en fibrociment s’effondre sous mes pieds. Je chute de 4 ou 5 mètres. Je tombe sur un amas de ferraille, une barre de fer transperce mon genou. Évacuation, rééducation. Quelques semaines plus tard, j’étais de retour à la caserne.
Étrangement, cet accident ne m’a pas découragé. Au contraire, j’ai mesuré ma chance. Autour de moi ou dans d’autres unités, certaines interventions ont eu des conséquences bien plus dramatiques. Des collègues y sont restés, d’autres ont été gravement blessés. Lorsque tu pars dans un fourgon, tu pars à huit pompiers mais si tu reviens à sept, c’est terrible. C’est le pire.
Sauver ou Périr, telle est la devise des sapeurs-pompiers de Paris depuis 80 ans. S comme Sapeurs ou Sauver. P comme Pompiers ou Périr. Tous les lundis matin, les sapeurs-pompiers de Paris se réunissent pour l’appel des morts au feu. Le chef de garde énonce un à un le nom des sapeurs-pompiers morts au cours d’une intervention. Après chaque nom, un pompier désigné répond Mort au feu.
En 2019, Josselin et Simon sont morts à la suite de l’explosion d’une fuite de gaz en plein cœur de Paris. Ils avaient 27 et 28 ans. La jeunesse, c’est le triste point commun des 17 sapeurs-pompiers de Paris morts au cours des 20 dernières années. Les plus jeunes avaient 21 ans, les plus vieux 28. Parmi eux, il y avait Aurélie Sale, 26 ans. Elle est la première femme pompier tombée au feu. Un square du XXe arrondissement porte dorénavant son nom. Des enfants s’y amusent. Parfois, certains jouent aux pompiers. Leurs parents sauront-ils leur dire qui était Aurélie Sale ?
Entretien réalisé en décembre 2019 – Mis à jour le 3 avril 2023